Quand on ouvrait le buffet d’Adrienne, dans l’odeur des noix et du miel, on découvrait une boîte en fer légèrement rouillée qui cachait les pailles d’or.
Bien rangées dans leur boîte rouge, les regarder, c’était déjà les savourer. Comment oublier ce croustillant, puis l’acidité de la framboise et la texture qui collait au palais comme l’hostie pour finir par un exquis fondant sucré…
Ma grand-mère les prenait de sa main fine et délicate aux ongles blancs parfaitement limés et elle les déposait dans l’assiette à fleurs, près du petit bol bleu ciel de crème à la vanille.
Attablée avec elle dans la salle à manger, tandis que je croquais dans une paille d’or, me délectant de l’indéfinissable parfum de poudre de riz et de meubles fraîchement cirés, Adrienne, de sa voix légèrement cassée, commençait à raconter…
Je voyais briller sa petite dent en métal argenté lorsqu’elle souriait et je l’écoutais avec enchantement raconter les histoires d’un autre temps. Elle riait doucement, un peu nostalgique, mais jamais triste. Elle recomposait un passé, le sien et celui de notre famille, avec le talent d’une conteuse, esquissant une galerie de personnages attachants qui fascinaient la petite fille que j’étais.
Il y avait Tata Guiguite, « dame de compagnie » d’une riche anglaise, flanquée de ses petits chiens. Josette, la coiffeuse et confidente de la Rue des Moines, le médecin nommé Lenègre qui soignait toute la famille, ma douce et pétulante Catie qui voyageait autour du monde sur des paquebots pour Le bon marché et qui parlait parfaitement plusieurs langues. Et puis, cette mystérieuse Madeleine qui ne cessait de m’intriguer parce qu’elle était apparut un jour sur les photos de la famille et qu’elle avait disparut quelques années plus tard sans plus donner de nouvelles. Personne ne savait vraiment d’où elle venait, ni qui elle était.
Il y avait aussi nos chers Tonton Gustave et Tata Yvonne, communistes et résistants, Jean et Henriette, l’amie fidèle, puis ces réunions de famille au Grand Palais dans le logement de Tata Laurence, à deux pas des expositions, dans ce Paris festif « d’avant la guerre » lorsqu’Adrienne allait danser dans les bals et dans la rue, devant les cafés.
Parfois, s’épanchant sur un passé pas si lointain, elle confiait soudain un de ses rêves en toute simplicité : «J’aurais bien aimé acheter un manège ». Elle prononçait cette phrase naturellement, comme si c’était une évidence…. Et en riant, tandis que je n’en croyais pas mes oreilles, elle expliquait que celui qui se trouvait près du square des épinettes lui aurait bien plu, mais que le vendeur, ce voleur, en voulait beaucoup trop cher !
Un manège ! Comme si c’était la chose la plus naturelle du monde… Quel culot !
Quand j’y pense aujourd’hui, je me souviens encore de la surprise et de l’émerveillement que je ressentais en l’écoutant exprimer l’impensable. Il me semblait qu’une grand-mère qui habitait le dix-septième arrondissement de Paris à la fin des années 70 pouvait avoir envie d’une machine à coudre moderne, d’un lave-vaisselle ou pourquoi pas de faire un beau voyage… Mais un manège ? J’étais fascinée par cette idée et je partais dans un monde magique où je l’imaginais derrière la caisse colorée, le visage enjoué, avec son doux sourire caressant, s’arrangeant pour que les plus petits attrapent la queue du Mickey au son d’une musique joyeuse et populaire!
Mais Adrienne n’acheta jamais son manège et son rêve ne cessa de me poursuivre longtemps après avoir perdu l’innocence de mon enfance. Il m’arrivait souvent de lui demander : « mais pourquoi tu l’as pas acheté ton manège ? »
Elle me regardait alors en riant et me racontait une fois encore, comme elle avait tourné les talons, furibonde, lorsque le propriétaire lui avait annoncé le prix exorbitant qu’il lui en demandait. Et c’est elle qui me consolait de ce rêve jamais réalisé, en me tendant avec tendresse la boîte des pailles d’or…
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Pierre (lundi, 28 décembre 2020 22:25)
Se rappeler de se souvenir de se remémorer de ne jamais oublier aucun souvenir d'enfance. Sous peine de devenir vieux sans passer par la case "homme"